A qui appartiennent vraiment nos données ?
Sommes-nous vraiment propriétaires de nos données ? Si oui, pourquoi alors les abandonnons-nous aux Facebook, Google et autres géants de l’internet en échange d’un accès à leurs plates-formes ?
Imaginez Google, Facebook ou Amazon vous verser un «revenu» pour les données que vous venez de leur livrer… L’idée de contraindre les plateformes à rémunérer nos datas refait surface, portée par l’urgence de corriger une injustice économique, à savoir la disparité abyssale entre, d’un côté, les profits générés grâce à l’exploitation de ces précieuses informations et, de l’autre, la gratuité -apparente- des services offerts en contrepartie.
A moins de cent jours de l’entrée en vigueur du GDPR (General Data Protection Rules), le nouveau règlement européen sur la protection des données qui pose comme principe que les entreprises ne sont pas les propriétaires de nos données, mais seulement les dépositaires, la question de la propriété pousse à la réflexion. Certes, le GDPR nous protégera davantage; en revanche, il ne règle d’aucune façon cette question de fond : à qui appartiennent nos données ?
Le 25 mai 2018, date d’entrée en vigueur du GDPR, nous devrions être mieux protégés. Nous bénéficierons notamment du droit à l’oubli. Une avancée importante, majeure. Pourtant, nous ne serons toujours pas propriétaires de nos données. Car, pour tout dire, nous n’avons jamais réclamé ce droit. Par négligence, par désintérêt aussi. Pis : nous sommes devenus les premiers complices de la dépossession de nos données personnelles en fournissant gratuitement cette matière première. Et les entreprises qui les utilisent -en particulier les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple)- les monétisent avec le succès qu’on leur connait. Quant à nous, nous nous contentons de services gratuits, comme les réseaux sociaux…
Patrimonialité des données personnelles
Par-delà la production de données brutes, des questions jusqu’ici inédites apparaissent lorsqu’on pense à leurs enrichissement, leur codage, leur étiquetage, leur mise en forme, soit autant d’opérations nécessaires pour rendre les données exploitables par des techniques de machine learning (apprentissage automatique). Nos photos de vacances mises en ligne sur une plate-forme sociale peuvent, par exemple, être labélisées par des tags qui identifient les lieux. Ce sont là des informations qui ont une valeur économique; elles peuvent être vendues à des régies publicitaires ou, mieux, être utilisées pour calibrer des systèmes d’intelligence artificielle qui proposeront automatiquement de prochains séjours à tous ceux qui, au cours des échanges, auront marqué une forme d’intérêt…
En France, le think tank GenerationLibre, un groupe de travail composé d’universitaires (juristes, ingénieurs, économistes…), plaide pour introduire en droit la notion de patrimonialité des données personnelles, une démarche dans la lignée des travaux de Jaron Lanier aux Etats-Unis visant à rendre chacun propriétaire de ses données personnelles. «Soit je veux garder mes données, et dans ce cas-là je paie l’accès à la plateforme; soit je vends mes données et je suis alors rémunéré en fonction d’un prix de marché», résume Gaspard Koenig, président de GenerationLibre. A l’entendre, «il n’y pas de maîtrise sans possession. Ce droit fondamental doit aujourd’hui s’étendre aux données, prélude d’une véritable propriété de soi sur soi.»
Le principe fait sens. A condition, toutefois, de régler la question de la propriété des données… A qui appartient la photo que vous venez de poster sur Facebook : est-elle à vous, à la personne que vous avez photographiée, à celles qui vont la tagger, voire à celles qui vont la commenter, puis la diffuser ? Ces questions en amènent une autre, plus générale : nos informations sont-elles encore «chez nous» ? Plus vraiment. Ou, plutôt, plus seulement. Elles sont disséminées sur les profils de nos amis, dans les bases de données des commerçants qui tracent nos transactions, dans les boîtes noires algorithmiques qui captent le trafic Internet pour les services de renseignement. Aujourd’hui, il n’y a rien de plus collectif qu’une donnée personnelle ! La vie privée est devenue une négociation collective, une concertation entre plusieurs parties afin de définir des obligations réciproques et d’organiser une relation.
Nos données… une extension de nous-même ?
La question de la propriété n’est pas si évidente à trancher. Le droit pose le principe selon lequel nous ne sommes pas propriétaires de nous-même. Or ici, on défend l’idée que les données sont une extension de nous-même puisque nous seuls pouvons les générer. Ce qui signifierait encore que nos données ont valeur d’«objet» relevant du droit commun des biens, donc comme quelque chose d’appropriable… Ce droit lié à la propriété poserait aussi un problème d’équité. Les plus riches auraient la possibilité de protéger leur vie privée, alors que les moins nantis seraient dans l’obligation de vendre leurs données…
On peut également s’interroger sur la faisabilité. Comment, concrètement, chaque internaute pourrait-il vendre ses données, tout en étant certain qu’un Facebook, Twitter ou Instagram ne les aura pas déjà utilisées à son insu ? En somme, comment prouver que les données sont bien les nôtres, mais aussi comment être sûr que les plateformes ne les revendent pas sans notre accord… La technologie nous ouvre une piste : l’utilisation de «smart contracts» via la blockchain. Concrètement, chacun pourrait définir au préalable les conditions d’utilisation de ses données dans un contrat intelligent qui s’auto-exécuterait dès que l’on souhaite ouvrir un compte sur une plateforme. Techniquement, c’est parfaitement réaliste.
Le temps passe, les données s’accumulent. Au rythme où évolue la technologie, les lois protectrices de la vie privée pourraient ne plus faire le poids face aux masses de données récupérées par nos smartphones, nos compteurs communicants, nos enceintes à commande vocale, nos GPS, etc. Le risque serait que ni les droits individuels, ni les mesures de protection de la propriété privée des informations personnelles ne suffiront pour contrer les formes d’aliénation et d’expropriation auxquelles les citoyens sont exposés…