Artificial Intelligence
Artificial Intelligence, Deep Learning, Machine Learning
« Bonjour ChatGPT », bonjour les artifices
Dire bonjour, par altérité. Evidemment. Mais pourquoi dire bonjour à une machine, une intelligence artificielle. Dans un ouvrage magistral, Louis de Diesbach observe comment l’IA change notre rapport aux autres.
« Bonjour ChatGPT » Un livre, des questions. Beaucoup. La principale, celle du départ : que se passe-t-il, en particulier, lorsque nous tapons ces quelques mots sur un clavier ? S’agit-il d’une énième représentation de cette métaphysique de l’affirmation qui nous présenterait la machine comme une esclave à notre merci ? Ou bien s’agit-il d’une sorte de cri désespéré d’un individu qui, écrasé et isolé par la technique, chercherait du lien partout où il peut le trouver ?
« Qu’est-ce que cela dit de nous ? », interroge fort justement Louis de Diesbach, auteur d’une réflexion inédite sur les raisons qui engagent les individus à attribuer des caractéristiques humaines aux outils d’intelligence artificielle. A découvrir sur les rayons de l’éditeur Mardaga.
Derrière le simple et a priori superficiel échange avec ChatGPT se cache en réalité des enjeux fondamentaux et un projet de société bien plus vaste, estime l’auteur. De fait, dialoguer avec une intelligence artificielle n’est pas neutre. Derrière l’importance croissante des enjeux financiers, les machines influent le débat social. Quel impact les chatbots ont-ils sur nous et notre société ? Quelles limites poser entre l’être humain et la puissance technologique ?
A quoi renonçons-nous quand nous nous adressons à un agent conversationnel ?
C’est le deuxième ouvrage de Louis de Diesbach, éthicien de la technologie et consultant en stratégie au sein du cabinet Boston Consulting Group. Il est également auteur et conférencier et chroniqueur sur les sujets de l’iA, les nouvelles technologies et l’éthique des technologies. « Ce livre est né d’une frustration. Pour La Libre, je venais d’écrire une chronique intitulée ‘Faut-il dire bonjour à ChatGPT’, qui a connu un beau succès. Comme pour tout article, j’avais été limité à un certain nombre de caractères. Et j’avais tant à dire ! Poser la question ne me suffisait pas, je voulais tenter d’y répondre; pouvoir l’aborder dans ses différentes dimensions. »
De fait, à quoi renonçons-nous quand nous nous adressons à un agent conversationnel ? Voilà bien la question. Qui gêne, c’est sûr. L’ouvrage interroge et analyse les conséquences de ce phénomène qui met en jeu des questions d’ordre éthique mais également légal, économique, politique et sociologique. « A nous de construire les bases d’un futur conciliant avec la machine », suggère Louis de Diesbach. Autrement dit, quelle place laissons-nous à la machine ?
Nommer une machine… vraiment ?
« Quand on se demande jusqu’où la technologie peut aller, la barrière la plus souvent invoquée est celle des sentiments, de l’amour, de l’affection. C’est horible ! Je ne peux concevoir que ces qualités puissent sortir du giron strictement humain et être ‘algorithmisées’ ! »
L’industrie du divertissement en a joué dans de nombreuses productions. Souvenons-nous du film d’anticipation « Her », dans lequel un individu tombe éperdument amoureux d’un agent conversationnel… « C’était en 2013… il y a un siècle ! Que dire depuis la sortie tonitruante de ChatGPT en 2023 ? N’est-ce pas, tout simplement, une bande-annonce de notre futur ? »
De là à nommer une machine, il n’y a qu’un pas. Le franchir n’est pas neutre car si cela permet, d’une part, de simplifier les échanges et la vie quotidienne, cela renforce également l’idée que l’objet aurait une volonté propre et une existence autonome. Il s’agit ici, remarque l’auteur, d’une manifestation de ce qu’on a appelé l’’effet Eliza’, en référence à un des premiers programmes informatiques ayant généré, chez ses utilisateurs, une anthropomorphisation profonde.
Au niveau des dieux
Longtemps, les chercheurs en robotique et en informatique se sont, sans cesse, posé cette question : « Les individus vont-ils accepter de parler avec les robots que nous allons créer ? » Ils ont travaillé d’arrache-pied avec des psychologues et sociologues pour mettre sur pied, littéralement, un automate assez mignon et anthropo-morphisable pour que les enfants ou les personnes âgées lui adressent la parole.
« Personne, en revanche, ne s’est une seule fois demandé s’il était souhaitable que ces personnes le fassent », observe Louis de Diesbach. Afin que tout reste sous contrôle, la technique permet d’exclure le probable, le peut-être et l’incertain. Pour, finalement, garder le contrôle. S’assurer que ceux qui sont aux commandes soient en maîtrise totale des éléments passés et à venir. Seule boussole, un monde parfait, parfaitement régi et sans évolution majeure avec, à sa tête, les puissants de la Silicon Valley dont l’affirmation dans l’être, le conatus -l’effort pour persévérer dans son être, selon Spinoza- aura su s’imposer partout. « Une telle aura, on le voit venir, a quelque chose de divin, et c’est bien là que se profile le projet final : Homo deus. Et qu’est-ce donc, finalement, qu’une victoire sur la mort si ce n’est le fait de se hisser aux rangs des dieux ? »
De toute évidence, nous allons trop loin. Si nous avons été enthousiastes à l’idée de dire « Bonjour ChatGPT », serions-nous capables de lui dire au revoir ? Si 80 % de la population se retrouve, demain, à travailler avec une IA, quel impact y aura-t-il sur leur travail et la nature de celui-ci ? Si une très large majorité des utilisateurs de smartphones se retrouve à discuter avec un chatbot, comment devons-nous appréhender leur arrivée dans le monde, et contrôler leur développement ?
Nous sommes reliés par des signes visibles
ChatGPT ou toute autre forme d’intelligence artificielle, peu importe. En soi, ChatGPT n’est qu’un marqueur. Ces « technologies de la relation » atténuent notre peur d’être seuls tout en nous isolant, en nous défendant de la moindre mise en danger que peuvent créer la spontanéité et la conversation.
« Revenons à l’essence de la vie, le contact, la relation, suggère l’éthicien. Déjà, comme l’a dit fort justement le philosophe Emmanuel Levinas, elle passe par le visage. Nous sommes reliés par des signes visibles, mais aussi par des actes qui font signe, des paroles que l’on entend ; nous sommes en lien de mille manières. Tout fait trace ! » La vie, en somme.
Or, il n’y a plus aucune mise à nu nécessaire, il suffit d’un clavier. Plus de temps mort, plus de silences, plus d’inconnu : on tape, ChatGPT répond ! Mobilisable vingt-quatre heures sur vingt-quatre, la machine ne risque jamais de nous laisser tomber comme un être humain qui pourrait ne pas être disponible parce qu’il dort, dîne avec sa famille, voit d’autres amis ou parce qu’il est décédé.
Pourquoi cherchons-nous l’amour avec une IA plutôt qu’avec nos semblables ?
Il ne s’agit pas de renier ChatGPT et ses semblables, mais de les utiliser à bon escient, dans les limites de notre humanité, prône le consultant. Lors de la dernière BRAFA Art Fair, Louis de Diesbach a rappelé au cours d’une conférence que si une IA peut générer une œuvre, elle ne fera que suivre les critères de beauté imposés. Ce ne sera jamais une œuvre ; elle sera dépourvue de message, plus encore de sentiments.
« Pourquoi, questionne encore Louis de Diesbach, cherchons-nous l’amour avec une IA plutôt qu’avec nos semblables ? Dans ce projet de société qui se joue, quelle est la place que nous voulons donner à autrui et à son altérité ? »
Texte : Alain de Fooz / Photo : Antonin Weber / Hans Lucas