L’intelligence artificielle, cette grande ivresse

par | Déc 28, 2018 | Ai, Expérience | 0 commentaires

«Anatomie d’un antihumanisme radical» : l’intelligence artificielle passée au crible du philosophe techno-critique Eric Sadin. Irions-nous trop loin ?

C’est l’obsession de l’époque, on ne parle plus que d’elle. L’intelligence artificielle laisse entrevoir des perspectives économiques illimitées ainsi que l’émergence d’un monde partout sécurisé, optimisé et fluidifié. Vraiment ?

Dans son dernier ouvrage, «L’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle» (Editions L’Echappée, 2018), Eric Sadin, écrivain et philosophe, l’un des penseurs majeurs du numérique et de son impact sur nos vies et nos sociétés, s’inquiète : «nous vivons un changement de statut des technologies numériques : elles ne sont plus seulement destinées à nous permettre de manipuler de l’information à diverses fins, mais à nous divulguer la réalité des phénomènes au-delà des apparences. En cela, ces systèmes computationnels sont dotés d’une singulière et troublante vocation : énoncer la vérité. La technique se voit attribuer des prérogatives inédites : éclairer de ses lumières le cours de notre existence.»

Eric Sadin : « La technique se voit attribuer des prérogatives inédites : éclairer de ses lumières le cours de notre existence…. »

Un «pouvoir injonctif»

Dans «La Siliconisation du monde : l’irrésistible expansion du libéralisme numérique» (L’Échappée, 2016), Eric Sadin avait déjà donné le ton : la Silicon Valley ne se présente pas seulement comme un modèle économique, mais aussi un modèle civilisationnel, fondé sur une organisation algorithmique de la société avec tous ses dangers… Que l’on pense aux Etats-Unis qui élaborent des plans stratégiques d’envergure, portés par la NSA, l’Agence nationale de sécurité, le secrétariat à la Défense, mais aussi par quantité d’universités et d’instituts de recherche, à la Chine qui s’est imposée une feuille de route précise pour devenir leader mondial incontesté en matière d’intelligence artificielle d’ici 2030, à la Russie qui investit massivement dans l’AI, Vladimir Poutine considérant que «la nation qui deviendra leader de ce secteur sera celle qui dominera le monde» ou encore aux Émirats arabes unis qui sont allés jusqu’à créer un ministère de l’intelligence artificielle, la conclusion est sans appel : l’intelligence artificielle est la grande ivresse de l’époque.

Pour la première fois, analyse l’auteur, une technologie revêt un «pouvoir injonctif» entraînant l’éradication progressive des principes juridico-politiques qui nous fondent, soit le libre exercice de notre faculté de jugement et d’action. Chaque énonciation de la vérité vise à générer quantité d’actions tout au long de notre quotidien, faisant émerger «une main invisible automatisée», où le moindre phénomène du réel se trouve analysé en vue d’être monétisé ou orienté à des fins utilitaristes. Pour Eric Sadin, il s’avère impératif de s’opposer à cette offensive antihumaniste et de faire valoir, contre une rationalité normative promettant la perfection supposée en toute chose, des formes de rationalité fondées sur la pluralité des êtres et l’incertitude inhérente à la vie.

Le danger, l’immense danger

De fait, l’intelligence artificielle semble ouvrir des perspectives inédites. Ses systèmes auto-apprenants -le fameux machine learning– permettent de produire des informations et des analyses à une vitesse qui dépasse de loin nos propres capacités cognitives. De là, le danger. L’immense danger. Pour Éric Sadin, l’application de l’intelligence artificielle à tous les domaines économiques et sociaux relève d’un véritable changement de statut des technologies numériques, lesquelles ne sont plus seulement destinées à nous permettre de manipuler de l’information à diverses fins, mais, «à nous divulguer la réalité des phénomènes au-delà des apparences». Autrement dit, l’intelligence artificielle n’a pas vocation à accompagner l’action humaine, elle s’impose comme énonciatrice de vérité.

Le renversement n’est pas des moindres. Ce n’est plus l’homme qui s’appuie sur la technique, mais la technique qui guide l’homme. Ce renversement, Eric Sadin l’appelle le «tournant injonctif de la technique», phénomène unique dans l’histoire de l’Humanité qui voit des techniques enjoindre les humains d’agir de telle ou telle manière.

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